• Mais qui est donc « nous » ? Ces contradictions sont-elles universelles ? En comparant les partis pris occidentaux et chinois à travers les écrits philosophiques anciens, l’helléniste-sinologue François Jullien éclaire le malaise occidental face à la mètis.

    Les philosophes de l’antiquité grecque définissent l’efficacité en deux étapes : concevoir et planifier d’abord, effectuer ensuite un effort de volonté pour faire rentrer la réalité dans le modèle. En revanche, pour la philosophie chinoise, l'efficacité se définit comme la détection de ce qui peut être mobilisé, à savoir le potentiel inscrit dans une situation. Il suffit d’aménager les conditions en amont pour que les effets découlent naturellement et indirectement. En d'autres termes, le chinois ne cherche pas à forcer les faits, il agit comme un jardinier qui ne tire pas sur l’herbe pour la faire pousser, il bine chaque jour.

    Alors qu’en Occident, le thème de l'action est central, la philosophie chinoise prône le « non-agir ». D’un côté, il existe toujours quelque chose qui échappe à l'entendement (Dieu, le hasard, le destin) et de l’autre, il suffit que les conditions soient réunies pour que les conséquences découlent. Le sage chinois n'agit pas, il transforme. Il y a disparition de la notion de risque, d'audace, de plaisir car le prince éclairé se fond dans la situation et se sert de l'immanence. Il n'y a plus de héros mais un art de gérer discrètement le cours des choses. Le plein régime de l'efficacité chinoise est donc de ne pas forcer, de savoir faire basculer l'ennemi de son côté (et non pas le détruire) : les troupes victorieuses sont celles qui ont gagné avant d'engager le combat.

    Si rien n'est porteur, le Chinois se met sur la touche et attend un facteur favorable pour intervenir, ce qui arrivera forcément puisque tout est transformation. La désignation de ce qui est « porteur » pour l’action est centrale en Chine alors qu’elle est inexistante en Occident : les penseurs en stratégie occidentale, comme par la suite Machiavel et Clausewitz, ne pensent pas à l'efficacité mais au sujet, à la gloire, au plaisir, au prince.

     

    En somme, la pensée européenne se fonde sur l’esprit de géométrie. Elle élabore des modèles et « plie la réalité » aux modèles. Dans ce cadre, l’action se situe hic et nunc. Elle a un auteur. La pensée chinoise se fonde, elle, sur l’idée de transformation, par nature progressive et globale, souvent imperceptible : « On ne voit pas le blé murir, mais on constate le résultat ».


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  • Comment la technologie conçue pour ranger fabrique-t-elle du désordre ?

    Classification des connaissances, plan de classement, logiciel pour classer afin de retrouver, catalogues fournisseurs, quatre illustrations exemplaires d’un désir de mettre de l’ordre, jamais assouvi, sans cesse renouvelé et qui participe du désordre qui s’accumule. Pourquoi ne pas nous contenter d’un rangement minimum pour nous débrouiller du reste en discutant ? Pourquoi donc toujours rêver au système idéal tel Mary Poppin’s claquant dans ses doigts pour ranger les affaires des enfants ?

    L’Histoire nous raconte à quel point ce désir est ancré dans notre conception du monde depuis l’antiquité. Elle nous montre aussi comment nous bricolons allègrement ces grands principes. Paradoxe ? Mode de vie ? Approfondissons les questions en commençant par une période assez récente, entre vingt et soixante dix ans.


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  • Le parcours du combattant documentaire

     Par Béatrice, observatrice passionnée des aventures les plus anodines… En apparence…

    Claude travaille chez Pivert, société d’architectes paysagistes. Il est en ce moment concentré sur un projet, esquisses et anciens dossiers similaires étalés sur le bureau, brouillons de chiffrage éparpillés, photos du lieu accrochées aux murs, ordinateur allumé prêt à recevoir les grandes lignes de la conception. Il a établi une liste sommaire du matériel à agencer : éclairage, bancs, poubelles, signalisation, grilles d’arbres, accessoires, caniveau, tuyaux d’assainissement, etc. Il a besoin de feuilleter les catalogues fournisseurs pour y puiser de nouvelles idées et les prix nécessaires au chiffrage du projet. Il investit donc la salle de réunion dans laquelle se trouvent ces catalogues : il consulte rapidement les fiches informatisées qui listent les différentes activités des fournisseurs. Pas à jour. Il farfouille alors dans le placard. Rien n’est à sa place. Il exhume l’énorme tas de catalogues amoncelés hors des boîtes thématiques au fil des années. Il s’installe sur la grande table de réunion et entreprend de feuilleter, prendre des notes et rejeter au loin (par terre) les vieux catalogues. Il remet les revues, visiblement hors sujet, en vrac dans le placard, fait des petits tas avec les plus intéressantes et emporte le tout à son bureau pour vérifier les tarifs sur Internet ou appeler directement les fournisseurs (c’est plus rapide).

    Avant d’arriver à destination, il est appelé au téléphone par un client. Il se débarrasse de ses petits tas sur le premier bureau venu, discute avec son interlocuteur, court chercher le dossier correspondant, vérifie quelques points avec ses collègues et propose de rappeler. Jean, son principal coéquipier est sur une autre affaire, passionnante. Claude oublie le problème du client qui avait déjà relégué ses catalogues aux oubliettes, et réfléchit avec Jean. Tous les deux accrochent au mur les plans et les photos de la région, étalent sur une grande table de travail d’autres plans, des livres anciens et des esquisses. Finalement, Claude retourne à son bureau. Il cherche les catalogues qu’il a cru avoir rapportés. Il s’énerve. Ce n’est pas le moment de perdre du temps. Quand il les retrouve sur la desserte de la photocopieuse, il est trop tard pour appeler les fournisseurs.

    Le parcours du combattant documentaire

     

    Ce problème de fouillis récurrent est soulevé en réunion. Pourquoi ne pas simplement jeter les catalogues puisqu’ils sont sur Internet ? Claude explose : « C’est impossible de feuilleter sur écran, il faut étaler plusieurs ouvrages papiers pour se faire une idée, trier, choisir, j’ai besoin de ces catalogues ! ». Qu’à cela ne tienne. Chacun s’accorde alors sur le fait que le seul moyen de garder de l’ordre dans le placard est d’en simplifier l’accès et de passer les quelques minutes nécessaires à remettre en place ce qui est sorti. Claude est le principal intéressé. Il devient le « gendarme » du placard, c’est-à-dire le plus souvent de ses propres désordres, ce qui l’amuse beaucoup dans la mesure où malgré sa volonté de se dégager de ces basses besognes, il les sait incontournables. Pour l’aider, je rédige une liste des thèmes et colle les étiquettes sur les boîtes… qu’il reste à mettre à jour !

     


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  • Vertus supposées de la technologie et bricolages quotidiens…

    Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable. […] Entre les deux, en tous cas, il n’est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourre-tout”, Georges Perec (Penser/Classer)

    Il n’y a pas si longtemps, quand on voulait s’emparer du pouvoir politique, il suffisait de contrôler l’armée et la police [...] Aujourd’hui un pays appartient à celui qui contrôle les communications”, Umberto Eco (La guerre du faux)

    La marche technologique balaye les faibles, comme les guerres d’autrefois : elle réinvente le sacrifice humain, de façon douce ; elle fait régner l’harmonie par le calcul”, Pierre Legendre (La fabrique de l’homme occidental)

    ...

    De ces trois citations, nous tirons l’organisation du présent ouvrage : face aux technologies présentées comme chargées de vertus pour classer et penser, organiser les relations humaines, conserver et partager, attelons-nous à en déjouer les pièges. Un étrange et fascinant parallèle entre les écrits du Moyen-âge et le numérique de ce début de XXIème siècle fournit la trame d’histoires qui dévoilent une série de paradoxes : du rangement au désordre (chapitre 1), de l’organisation au contrôle (chapitre 2), du partage à l’exclusion (chapitre 3).

    Cherchons ensemble à comprendre les fondements et les enjeux de ces paradoxes ainsi que nos façons malignes de nous en sortir la tête haute.

     

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