• Un recul théorique...

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    Par exemple, les études sur la communication de masse des années 1950 s’inspirent directement du modèle de la théorie mathématique de l’information de Shannon pour savoir qui dit quoi, à qui, par quel canal et comment former l’opinion. L’approche fonctionnaliste en sociologie relativise l’effet des médias sur l’opinion en mobilisant des modèles statistiques basés sur les mêmes fondements positivistes qui négligent les interprétations diverses : l’individu n’est ici considéré que comme un récepteur d’information qui la transfère, l’assimile et la stocke. N’est-ce pas ainsi qu’est d’abord considéré l’agent de surveillance nucléaire lorsqu’on lui affirme que le système informatique va l’aider dans son travail alors que les concepteurs ont fait l’économie de comprendre en quoi consistait vraiment ce travail ? Il suffirait de saisir la bonne information au bon endroit, dans le système. Quelle information ? On a vu à quel point elle est sujette à interprétations liées aux circonstances. De même, en imposant une référence parisienne au droit privé local, on fait fi de l’histoire des régions et de ses particularités.

    Cette approche fonctionnaliste se veut universelle pour fixer les mêmes règles pour tous. Pour qui donc alors est recherchée la simplicité ? Pour les opérateurs ou pour les décideurs loin de l’action ? Près des choses, stock, matériel nucléaire, droit familial, fautes d’orthographes, on voit bien les difficultés de suivre l’exacte procédure édictée au plus haut. Une interprétation locale est toujours nécessaire. Nous l’avons qualifiée plus haut de bricolage à l’image de la considération dont elle peut faire l’objet qui remet en cause l’universalité et l’intemporalité des normes.

    Autre vision globale du monde, la systémique, fille de la cybernétique, est encore fortement citée, mobilisée, voire encensée.

    Son premier fervent promoteur dans les années 1970-80, l’économiste sociologue américain Herbert Simon, est fasciné par le modèle considéré comme une idéalité synthétisant un système de relations entre des éléments dont l’identité et même la nature sont interchangeables. Le modèle est ainsi à la fois maîtrisable et a une valeur explicative et prédictive puissante. De là à ne s’intéresser qu’aux modèles au détriment des phénomènes, Simon franchit le pas. Pour lui, comme l’explique justement l’historien sociologue français Jean-Pierre Dupuy, « connaître c’est produire un modèle du phénomène et effectuer sur lui des manipulations réglées [… et] logiques ». Herbert Simon présente alors l’informatique comme la prothèse indispensable de l’homme pour décider, à savoir filtrer et traiter l’information surabondante puis simuler et planifier l’action qui doit suivre. Il édicte les principes correspondants : comprendre de façon globale la manière dont les décisions sont prises dans ce qu’il nomme un système global, soulever les questions auxquelles l’information va répondre et adopter une approche arborescente et modulaire des problèmes.

    En somme, en développant l’approche empirico-fonctionnaliste et la systémique, anthropologues, linguistes, sociologues, économistes, s’approprient la définition mathématique de l’information pour penser une société transparente. L’assimilation de l’information aux données statistiques et à l’informatique ainsi que la confusion entre information, connaissance et communication fondent une société de l’information principalement instrumentale : seule la technique est prise en considération sous prétexte de libéralisation et d’égalitarisme.

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    Moins connus et pourtant plus proches de nos pratiques telles qu’elles sont illustrées par nos quatre histoires, les travaux de la sociologue américaine Lucy Suchman s’opposent au modèle systémique de Simon où l’action est supposée être résolue par la planification et ne servirait éventuellement qu’à la raffiner. Lucy Suchman montre au contraire que l’action est située, c’est-à-dire inscrite dans le contexte de circonstances concrètes et particulières. Le plan, la procédure, la règle a priori, ne sont alors que des ressources pour l’action : ils sont un construit social fortement dépendant de l’histoire et de l’expérience des individus qui l’élaborent. Le but de la planification est donc seulement de préparer à l’action pour mobiliser au mieux son savoir incorporé. C’est bien à cela que sert par exemple l’informatique pour la surveillance nucléaire des agents de terrains : lister les points, ne pas en oublier, vérifier les normes en farfouillant le moins possible. C’est également comme cela que la gestion des stocks a d’abord été mobilisée : se souvenir du matériel emprunté pendant un jour ou deux. C’est ainsi qu’est utilisée l’orthographe, approximativement : favoriser une meilleure communication en évitant trop d’ambiguïté. C’est bien aussi ce que font les juges : se servir du droit comme base pour trouver les articles les plus adaptés aux cas qui se présentent à eux. En revanche, le fait d’utiliser un plan comme prescription pour l’action permet à ceux qui l’ont élaboré et modifié de contrôler et juger a posteriori les écarts au modèle : retards, dépenses supplémentaires, non respects des règles, etc. Cela sans s’interroger sur la relation aux actions. Pour mieux saisir notre hiatus face au modèle, Lucy Suchman propose un exemple édifiant en assimilant l’action à une série de manœuvres pour descendre des rapides. Elle imagine un occidental et un micronésien faisant une course : les deux hommes sont en haut des rapides. Que font-ils ? Ils anticipent, planifient la façon dont ils vont mobiliser leurs forces et leur connaissance de l’environnement pour descendre au plus vite, éviter tel ou tel récif, se laisser porter le courant, etc. Dans le feu de l’action, chacun fait ce qu’il peut car les écueils sont différents de ce qu’ils avaient prévu. Arrivés en bas en même temps et sans grand dommage, l’un est heureux, l’autre non. Pourquoi ? Personne n’a perdu ni gagné. Telle n’est pas la question. L’homme heureux est le micronésien ravi d’être arrivé à bon port. Le malheureux est l’occidental qui n’a pas réussi à suivre son plan !

    Dans le même esprit, le courant de recherche de la cognition distribuée, initié par le professeur de sciences cognitives, Edwin Hutchins, montre que le savoir est inscrit dans un ensemble de supports complémentaires et non pas seulement dans le cerveau humain. C’est un agencement de ressources humaines, matérielles et symboliques qui rend l’action possible : des personnes qui se parlent, des objets que l’on manipule, des textes écrits pour être lus, etc. est le précurseur de l’étude de la cognition distribuée. Edwin Hutchins en donne une illustration exemplaire en 1994 dans son article « Comment le cockpit se souvient de ses vitesses » : pilote, copilote, outils visuels de navigation à bord, check-list lues tout haut, cartes annotées et commentées, etc. sont autant de supports cognitifs. C’est leur coordination qui rend compte du savoir en action. Depuis, la cognition distribuée est largement mobilisée, en particulier en ergonomie. Elle gagne à être mieux connue dans le cadre de l’organisation des sociétés dans la mesure où, comme la surveillance nucléaire qui nécessite dialogues autant que procédures, les lois et les coutumes ont toujours besoin des avocats et des juges pour être interprétées.

    Ces deux approches théoriques de l’action située et de la cognition distribuée valorisent l’interprétation pour tenir compte de nos actes en situation. Elles prennent corps dans la litote organisationnelle telle que nous l’avons présentée : régler, procéder, mais aussi, laisser explicitement une marge de manœuvre aux protagonistes pour affronter l’inconnu. Ces approches sont plus efficaces et opérationnelles que le fonctionnalisme et la systémique qui bloquent face aux faits. Elles ont toutefois l’inconvénient majeur d’être beaucoup moins rassurantes.


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