• Le parcours du combattant documentaire

     Par Béatrice, observatrice passionnée des aventures les plus anodines… En apparence…

    Claude travaille chez Pivert, société d’architectes paysagistes. Il est en ce moment concentré sur un projet, esquisses et anciens dossiers similaires étalés sur le bureau, brouillons de chiffrage éparpillés, photos du lieu accrochées aux murs, ordinateur allumé prêt à recevoir les grandes lignes de la conception. Il a établi une liste sommaire du matériel à agencer : éclairage, bancs, poubelles, signalisation, grilles d’arbres, accessoires, caniveau, tuyaux d’assainissement, etc. Il a besoin de feuilleter les catalogues fournisseurs pour y puiser de nouvelles idées et les prix nécessaires au chiffrage du projet. Il investit donc la salle de réunion dans laquelle se trouvent ces catalogues : il consulte rapidement les fiches informatisées qui listent les différentes activités des fournisseurs. Pas à jour. Il farfouille alors dans le placard. Rien n’est à sa place. Il exhume l’énorme tas de catalogues amoncelés hors des boîtes thématiques au fil des années. Il s’installe sur la grande table de réunion et entreprend de feuilleter, prendre des notes et rejeter au loin (par terre) les vieux catalogues. Il remet les revues, visiblement hors sujet, en vrac dans le placard, fait des petits tas avec les plus intéressantes et emporte le tout à son bureau pour vérifier les tarifs sur Internet ou appeler directement les fournisseurs (c’est plus rapide).

    Avant d’arriver à destination, il est appelé au téléphone par un client. Il se débarrasse de ses petits tas sur le premier bureau venu, discute avec son interlocuteur, court chercher le dossier correspondant, vérifie quelques points avec ses collègues et propose de rappeler. Jean, son principal coéquipier est sur une autre affaire, passionnante. Claude oublie le problème du client qui avait déjà relégué ses catalogues aux oubliettes, et réfléchit avec Jean. Tous les deux accrochent au mur les plans et les photos de la région, étalent sur une grande table de travail d’autres plans, des livres anciens et des esquisses. Finalement, Claude retourne à son bureau. Il cherche les catalogues qu’il a cru avoir rapportés. Il s’énerve. Ce n’est pas le moment de perdre du temps. Quand il les retrouve sur la desserte de la photocopieuse, il est trop tard pour appeler les fournisseurs.

    Le parcours du combattant documentaire

     

    Ce problème de fouillis récurrent est soulevé en réunion. Pourquoi ne pas simplement jeter les catalogues puisqu’ils sont sur Internet ? Claude explose : « C’est impossible de feuilleter sur écran, il faut étaler plusieurs ouvrages papiers pour se faire une idée, trier, choisir, j’ai besoin de ces catalogues ! ». Qu’à cela ne tienne. Chacun s’accorde alors sur le fait que le seul moyen de garder de l’ordre dans le placard est d’en simplifier l’accès et de passer les quelques minutes nécessaires à remettre en place ce qui est sorti. Claude est le principal intéressé. Il devient le « gendarme » du placard, c’est-à-dire le plus souvent de ses propres désordres, ce qui l’amuse beaucoup dans la mesure où malgré sa volonté de se dégager de ces basses besognes, il les sait incontournables. Pour l’aider, je rédige une liste des thèmes et colle les étiquettes sur les boîtes… qu’il reste à mettre à jour !

     


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  • Comment la technologie conçue pour ranger fabrique-t-elle du désordre ?

    Classification des connaissances, plan de classement, logiciel pour classer afin de retrouver, catalogues fournisseurs, quatre illustrations exemplaires d’un désir de mettre de l’ordre, jamais assouvi, sans cesse renouvelé et qui participe du désordre qui s’accumule. Pourquoi ne pas nous contenter d’un rangement minimum pour nous débrouiller du reste en discutant ? Pourquoi donc toujours rêver au système idéal tel Mary Poppin’s claquant dans ses doigts pour ranger les affaires des enfants ?

    L’Histoire nous raconte à quel point ce désir est ancré dans notre conception du monde depuis l’antiquité. Elle nous montre aussi comment nous bricolons allègrement ces grands principes. Paradoxe ? Mode de vie ? Approfondissons les questions en commençant par une période assez récente, entre vingt et soixante dix ans.


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  • Mais qui est donc « nous » ? Ces contradictions sont-elles universelles ? En comparant les partis pris occidentaux et chinois à travers les écrits philosophiques anciens, l’helléniste-sinologue François Jullien éclaire le malaise occidental face à la mètis.

    Les philosophes de l’antiquité grecque définissent l’efficacité en deux étapes : concevoir et planifier d’abord, effectuer ensuite un effort de volonté pour faire rentrer la réalité dans le modèle. En revanche, pour la philosophie chinoise, l'efficacité se définit comme la détection de ce qui peut être mobilisé, à savoir le potentiel inscrit dans une situation. Il suffit d’aménager les conditions en amont pour que les effets découlent naturellement et indirectement. En d'autres termes, le chinois ne cherche pas à forcer les faits, il agit comme un jardinier qui ne tire pas sur l’herbe pour la faire pousser, il bine chaque jour.

    Alors qu’en Occident, le thème de l'action est central, la philosophie chinoise prône le « non-agir ». D’un côté, il existe toujours quelque chose qui échappe à l'entendement (Dieu, le hasard, le destin) et de l’autre, il suffit que les conditions soient réunies pour que les conséquences découlent. Le sage chinois n'agit pas, il transforme. Il y a disparition de la notion de risque, d'audace, de plaisir car le prince éclairé se fond dans la situation et se sert de l'immanence. Il n'y a plus de héros mais un art de gérer discrètement le cours des choses. Le plein régime de l'efficacité chinoise est donc de ne pas forcer, de savoir faire basculer l'ennemi de son côté (et non pas le détruire) : les troupes victorieuses sont celles qui ont gagné avant d'engager le combat.

    Si rien n'est porteur, le Chinois se met sur la touche et attend un facteur favorable pour intervenir, ce qui arrivera forcément puisque tout est transformation. La désignation de ce qui est « porteur » pour l’action est centrale en Chine alors qu’elle est inexistante en Occident : les penseurs en stratégie occidentale, comme par la suite Machiavel et Clausewitz, ne pensent pas à l'efficacité mais au sujet, à la gloire, au plaisir, au prince.

     

    En somme, la pensée européenne se fonde sur l’esprit de géométrie. Elle élabore des modèles et « plie la réalité » aux modèles. Dans ce cadre, l’action se situe hic et nunc. Elle a un auteur. La pensée chinoise se fonde, elle, sur l’idée de transformation, par nature progressive et globale, souvent imperceptible : « On ne voit pas le blé murir, mais on constate le résultat ».


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  • L’orthographe en France : de la simplification au contrôle

    Par Isabelle, dont l’orthographe a périclité du jour où elle s’est mise à lire des documents anciens, à l’orthographe bien moins rigoureuse que celle que nous connaissons…

    La crise de l’orthographe ne date pas d’hier : à partir du XVIIe siècle, en France, pour que les Français puissent lire la Bible ou le Catéchisme, il leur faut apprendre à reconnaître les mots. Or, l’orthographe du XVIIe siècle est bien trop compliquée et bien trop instable pour que chacun puisse, au premier coup d’œil, reconnaître facilement les mots, qui se prononcent pourtant presque comme aujourd’hui : on écrit ſcauans ou ſçavants pour savants, cognoiſtre ou connoitre pour connaître, souventeſfoys mais aussi aucunesfois, ſubjectz pour sujets. Ce sont à cette époque les imprimeurs et les clercs (au sens de ceux qui savent) qui maîtrisent l’orthographe. Pétris de philologie et d’étymologie, ils cherchent à restituer à la langue française sa filiation avec le latin, une forme de noblesse. Le résultat est qu’il est incroyablement difficile de s’y retrouver lorsqu’on apprend à lire. A tel point que les maîtres chargés d’enseigner la lecture ont recours au latin où les mêmes lettres ont la même valeur phonétique. Ce sont eux – les enseignants - qui exercent sur les imprimeurs, sur l’Académie (française) et sur les savants une pression telle que l’orthographe française est réformée à plusieurs reprises entre 1650 et 1835, date où paraît la 6e édition du Dictionnaire de l’Académie française, qui fixe peu ou prou l’orthographe telle que nous sommes censés la connaître et la mettre en œuvre.

    Progressivement, entre le XVIIIe et le XIXe siècle, l’enseignement de la lecture en Français se développe, principalement assuré par les Frères des Ecoles Chrétiennes, grands promoteurs de l’alphabétisation.

    Après la Révolution, un grand mouvement d’uniformisation de la langue française s’enclenche. Guizot, ministre de l’Instruction, est, avant Jules Ferry, le grand architecte de l’enseignement primaire : la loi de 1833 prévoit que chaque commune de plus de 500 habitants est tenue d’entretenir une école primaire et un instituteur. Pour être instituteur, il faut alors avoir 18 ans et être titulaire du Brevet de capacité élémentaire délivré par l’école normale du département. Dès le départ, ce brevet dit élémentaire comporte une épreuve d’orthographe, qui devient de plus en plus déterminante : on ne peut être instituteur que si on maîtrise parfaitement l’orthographe. Peu à peu, les véritables détenteurs de l’orthographe deviennent les instituteurs ; ils y gagnent un réel pouvoir dans les communes, à côté des maires et des curés.

    Tous les revirements enclenchés dès la fin du XIXe siècle pour alléger le poids de l’orthographe se heurtent désormais aux instituteurs, détenteurs d’un savoir qui leur confère un rôle et une reconnaissance sociale durable. Ce sont eux qui sanctionnent la bonne connaissance de l’orthographe, qui permettent la poursuite des études ou au contraire orientent vers une vie active plus précoce, bref, qui contrôlent assez largement l’ascension sociale d’une grande partie de la population française aux XIXe et XXe siècle. L’orthographe de l’école des « hussards noirs de la République » est gravée dans le marbre, intangible et aussi sacrée que l’école laïque, gratuite et obligatoire. Bien plus, elle en devient le symbole.

    Ceux-là même qui avaient été les artisans de la simplification de l’orthographe entre le XVIIe et le XIXe siècle en deviennent les plus fervents gardiens, dans un monde où l’écrit s’affranchit chaque jour un peu plus des règles fixées il y a deux siècles.

    Si la maîtrise de l’orthographe est aujourd’hui un tel marqueur social, c’est principalement parce que l’enseignement de la discipline reine de l’école de la République a cédé la place à une autre approche, qui consiste à mieux maîtriser l’expression et les concepts. Ne maîtrisent désormais l’orthographe que les enfants disposant d’un « capital socio-culturel » suffisant pour y être attentifs : les enfants qui lisent, mais également ceux dont les familles s’expriment comme dans les textes écrits (ou presque). D’universelle, la maîtrise de l‘orthographe est devenue une nouvelle forme de privilège, un marqueur social qui contrôle strictement la progression professionnelle.

     


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    Par exemple, les études sur la communication de masse des années 1950 s’inspirent directement du modèle de la théorie mathématique de l’information de Shannon pour savoir qui dit quoi, à qui, par quel canal et comment former l’opinion. L’approche fonctionnaliste en sociologie relativise l’effet des médias sur l’opinion en mobilisant des modèles statistiques basés sur les mêmes fondements positivistes qui négligent les interprétations diverses : l’individu n’est ici considéré que comme un récepteur d’information qui la transfère, l’assimile et la stocke. N’est-ce pas ainsi qu’est d’abord considéré l’agent de surveillance nucléaire lorsqu’on lui affirme que le système informatique va l’aider dans son travail alors que les concepteurs ont fait l’économie de comprendre en quoi consistait vraiment ce travail ? Il suffirait de saisir la bonne information au bon endroit, dans le système. Quelle information ? On a vu à quel point elle est sujette à interprétations liées aux circonstances. De même, en imposant une référence parisienne au droit privé local, on fait fi de l’histoire des régions et de ses particularités.

    Cette approche fonctionnaliste se veut universelle pour fixer les mêmes règles pour tous. Pour qui donc alors est recherchée la simplicité ? Pour les opérateurs ou pour les décideurs loin de l’action ? Près des choses, stock, matériel nucléaire, droit familial, fautes d’orthographes, on voit bien les difficultés de suivre l’exacte procédure édictée au plus haut. Une interprétation locale est toujours nécessaire. Nous l’avons qualifiée plus haut de bricolage à l’image de la considération dont elle peut faire l’objet qui remet en cause l’universalité et l’intemporalité des normes.

    Autre vision globale du monde, la systémique, fille de la cybernétique, est encore fortement citée, mobilisée, voire encensée.

    Son premier fervent promoteur dans les années 1970-80, l’économiste sociologue américain Herbert Simon, est fasciné par le modèle considéré comme une idéalité synthétisant un système de relations entre des éléments dont l’identité et même la nature sont interchangeables. Le modèle est ainsi à la fois maîtrisable et a une valeur explicative et prédictive puissante. De là à ne s’intéresser qu’aux modèles au détriment des phénomènes, Simon franchit le pas. Pour lui, comme l’explique justement l’historien sociologue français Jean-Pierre Dupuy, « connaître c’est produire un modèle du phénomène et effectuer sur lui des manipulations réglées [… et] logiques ». Herbert Simon présente alors l’informatique comme la prothèse indispensable de l’homme pour décider, à savoir filtrer et traiter l’information surabondante puis simuler et planifier l’action qui doit suivre. Il édicte les principes correspondants : comprendre de façon globale la manière dont les décisions sont prises dans ce qu’il nomme un système global, soulever les questions auxquelles l’information va répondre et adopter une approche arborescente et modulaire des problèmes.

    En somme, en développant l’approche empirico-fonctionnaliste et la systémique, anthropologues, linguistes, sociologues, économistes, s’approprient la définition mathématique de l’information pour penser une société transparente. L’assimilation de l’information aux données statistiques et à l’informatique ainsi que la confusion entre information, connaissance et communication fondent une société de l’information principalement instrumentale : seule la technique est prise en considération sous prétexte de libéralisation et d’égalitarisme.

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    Moins connus et pourtant plus proches de nos pratiques telles qu’elles sont illustrées par nos quatre histoires, les travaux de la sociologue américaine Lucy Suchman s’opposent au modèle systémique de Simon où l’action est supposée être résolue par la planification et ne servirait éventuellement qu’à la raffiner. Lucy Suchman montre au contraire que l’action est située, c’est-à-dire inscrite dans le contexte de circonstances concrètes et particulières. Le plan, la procédure, la règle a priori, ne sont alors que des ressources pour l’action : ils sont un construit social fortement dépendant de l’histoire et de l’expérience des individus qui l’élaborent. Le but de la planification est donc seulement de préparer à l’action pour mobiliser au mieux son savoir incorporé. C’est bien à cela que sert par exemple l’informatique pour la surveillance nucléaire des agents de terrains : lister les points, ne pas en oublier, vérifier les normes en farfouillant le moins possible. C’est également comme cela que la gestion des stocks a d’abord été mobilisée : se souvenir du matériel emprunté pendant un jour ou deux. C’est ainsi qu’est utilisée l’orthographe, approximativement : favoriser une meilleure communication en évitant trop d’ambiguïté. C’est bien aussi ce que font les juges : se servir du droit comme base pour trouver les articles les plus adaptés aux cas qui se présentent à eux. En revanche, le fait d’utiliser un plan comme prescription pour l’action permet à ceux qui l’ont élaboré et modifié de contrôler et juger a posteriori les écarts au modèle : retards, dépenses supplémentaires, non respects des règles, etc. Cela sans s’interroger sur la relation aux actions. Pour mieux saisir notre hiatus face au modèle, Lucy Suchman propose un exemple édifiant en assimilant l’action à une série de manœuvres pour descendre des rapides. Elle imagine un occidental et un micronésien faisant une course : les deux hommes sont en haut des rapides. Que font-ils ? Ils anticipent, planifient la façon dont ils vont mobiliser leurs forces et leur connaissance de l’environnement pour descendre au plus vite, éviter tel ou tel récif, se laisser porter le courant, etc. Dans le feu de l’action, chacun fait ce qu’il peut car les écueils sont différents de ce qu’ils avaient prévu. Arrivés en bas en même temps et sans grand dommage, l’un est heureux, l’autre non. Pourquoi ? Personne n’a perdu ni gagné. Telle n’est pas la question. L’homme heureux est le micronésien ravi d’être arrivé à bon port. Le malheureux est l’occidental qui n’a pas réussi à suivre son plan !

    Dans le même esprit, le courant de recherche de la cognition distribuée, initié par le professeur de sciences cognitives, Edwin Hutchins, montre que le savoir est inscrit dans un ensemble de supports complémentaires et non pas seulement dans le cerveau humain. C’est un agencement de ressources humaines, matérielles et symboliques qui rend l’action possible : des personnes qui se parlent, des objets que l’on manipule, des textes écrits pour être lus, etc. est le précurseur de l’étude de la cognition distribuée. Edwin Hutchins en donne une illustration exemplaire en 1994 dans son article « Comment le cockpit se souvient de ses vitesses » : pilote, copilote, outils visuels de navigation à bord, check-list lues tout haut, cartes annotées et commentées, etc. sont autant de supports cognitifs. C’est leur coordination qui rend compte du savoir en action. Depuis, la cognition distribuée est largement mobilisée, en particulier en ergonomie. Elle gagne à être mieux connue dans le cadre de l’organisation des sociétés dans la mesure où, comme la surveillance nucléaire qui nécessite dialogues autant que procédures, les lois et les coutumes ont toujours besoin des avocats et des juges pour être interprétées.

    Ces deux approches théoriques de l’action située et de la cognition distribuée valorisent l’interprétation pour tenir compte de nos actes en situation. Elles prennent corps dans la litote organisationnelle telle que nous l’avons présentée : régler, procéder, mais aussi, laisser explicitement une marge de manœuvre aux protagonistes pour affronter l’inconnu. Ces approches sont plus efficaces et opérationnelles que le fonctionnalisme et la systémique qui bloquent face aux faits. Elles ont toutefois l’inconvénient majeur d’être beaucoup moins rassurantes.


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